Sullie a sept ans. Il était encore tôt, la chambre était toute sombre, noire. Je dormais paisiblement quand maman est venue, m'a caressé les cheveux et a murmuré mon prénom. J'étais encore à moitié dans mes rêves, mais j'ai entendu quelque chose de bizarre dans sa voix. Je n'avais encore jamais entendu ça dans la voix chantante de maman. Elle était un peu cassée. Comme la mienne quand j'avais pleuré. Est-ce que maman avait pleuré ? Comme elle continuait ses caresses sur mon crâne, j'ouvrai les yeux et lui lançai un joli sourire comme j'en avais le secret. Je voulais qu'elle me réponde, qu'elle m'en donne un. De ses jolis sourires discrets. Je voulais qu'elle ris avec les yeux, aussi. Mais, à la place, une larme glissa sur sa joue. Alors je me levai rapidement, entourai sa nuque de mes bras et m'agrippai à elle. Mais les larmes ne firent que doubler. Bientôt, elle éclata en sanglot, ses mains sur mes petits bras.

« Maman, qu'est-ce qui s'passe ? » Et voilà que ma voix à moi était cassée aussi. Je sentais mes yeux tout humides. Je pleurais avec elle, même si je ne savais pas pourquoi.

Je ne l'avais pas encore remarqué avant avant qu'il nous rejoigne, mais papa nous regardait depuis la porte de ma chambre. Lui aussi avait l'air triste quand il s'est assis à côté de maman et qu'il m'a pris dans ses bras. Maman passa une main sur ses yeux, essuya ses larmes. Tout soudain, je me demandai où était Timothy, mon grand frère. Et pourquoi on était tous là, en pleurs ? Sans lui ? J'imaginai tout de suite que toutes ces larmes étaient pour lui. Papa le devina parce qu'il serra encore mon petit corps avant de s'écarter et de me regarder dans les yeux. Je m'aperçus qu'il ne pleurait pas vraiment. Mais que ses prunelles étaient voilée par les larmes.

« Il est arrivé quelque chose à ton frère, ma chérie. » dit papa en caressant ma joue humide. Je reniflai, ne répondis rien parce que maman parla d'abord. « Timmy est au ciel, maintenant. » Elle pleura encore un peu. « Timmy est un ange. »

Sullie a dix-sept ans. « Alors, action ou vérité ? » Je sentis se contracter les muscles de ma meilleure amie, installée nonchalamment à mes côtés, tandis qu’elle vrillait ses pupilles sur le visage de notre camarade. Il lui plaisait, ce qui la poussait à imaginer la réponse une seconde fois. Peut-être envisageait-elle l’éventualité de partager un baiser avec lui s’il choisissait la bonne option Mais peut-être pas. Jeu ou prudence ? Devinant son hésitation, elle réitéra rapidement la question, je perçus quelques petits rires à ma gauche. Puis, le visage du faux timoré se détendit et il délia sa langue. « Vérité. » fit-il dans un souffle. J’imaginais déjà la question – intime, sans doute aucun – très intime. Ce qui ne tarda pas à se confirmer. « Quel est l’endroit le plus insolite ou tu l’as fait ? » Le fameux « l apostrophe ». Je ne compris jamais pourquoi, dans ce genre de réunions, de fêtes, nous partions tous du principe que tout un chacun l’eût déjà fait. Comme s’il aurait été anormal que ce ne fût pas le cas. Dans l’instant, pourtant, je ne pensais pas à cela. Je souriais, béate, attendant la réponse du garçon, qui avait tout à coup tourné son regard vers moi.

La fête battait son plein, la musique hurlait dans nos tympans annihilés par quelques litres de bière. Ce que je n’avais pas dit à Carolyn, ma meilleure amie, c’était que ce garçon, dont elle imaginait déjà les lèvres sur les siennes, m’avait abordé plus tôt dans la soirée. Je ne saisis jamais vraiment pourquoi ils s’intéressaient à moi. J’étais bien moins disciplinée qu’elle ; j’étais indomptable. Certes, intéressante, mais difficile à suivre. Ainsi, je n’expliquais pas mon succès. Un succès parfois – toujours – de courte durée, ceci étant dit. Car, si les garçons m’abordaient facilement, ils ne se battaient certainement pas pour me garder à leurs côtés. Alors, je me contentais de papillonner d’une fleur à l’autre. Sans exagération cependant. C’était pourquoi j’avais caché notre rapprochement à Carolyn. Si je les attirais, ils ne m’intéressaient jamais sincèrement. Je n’avais jamais eu le cœur battant à tout rompre, la vue brouillée, les sens en éveil, en présence d’un jeune homme. Jamais. Et notre camarade en question, Stephen, ne faisait pas exception. « Sur un terrain de foot. » Sa voix me ramena à la réalité de la fête. Ses yeux avaient souri avec malice à une Carolyn visiblement enchantée de la réponse ; contrairement à moi, elle était un véritable cœur d’artichaut, tombant amoureuse de celui qui lui adressait simplement la parole.

« Sullie. » fit-il ensuite en me regardant à nouveau, me signifiant que le choix allait être mien à présent. « Action ou vérité ? » glissa-t-il de sa voix suave.

Je ne réfléchis pas bien longuement. Je n’ai jamais été femme de mots. Je suis femme d’action. « Action. » Il me darda d’un regard – faussement – complice, comme si l’on avait déjà partagé quelques secrets bien gardés. Puis, il reprit, malicieux. « Embrasse la personne qui te plaît le plus dans le groupe. » J’aurais pu mettre ma main au feu, la faire couper, puisque j’avais deviné son dessein par avance. Les garçons de dix-sept ans étaient-ils tous aussi prévisibles ? Tout ce que je savais, moi, c’est que je ne l’étais certainement pas. Souriant de toutes mes dents, je me penchai quelque peu en avant, dans sa direction. Et, tandis qu’un voile victorieux couvrait ses iris, je me détournai brusquement et aplatis mes lèvres contre celle de Carolyn qui, en réaction, poussa un petit cri de surprise. Quelques courtes secondes de flottement, et elle me repoussa d’une petite claque contre l’épaule en hurlant de rire. Le son cristallin faisant écho aux miens.

Certes, je n’avais jamais rien éprouvé de passionnant en présence d’un jeune homme. Mais, au moins, j’avais Caro. C’était tout ce qui comptait en ce temps-là.

Sullie a vingt-et-un ans. La bibliothèque était entièrement vide, à l’exception de deux âmes qui erraient encore. Toujours les mêmes, inlassablement. Carolyn était adossée contre un mur, les pieds en direction d’une étagère qui ne contenait que des ouvrages sur les œuvres de Warhol. Quant à moi, je faisais les cent pas, m’immobilisai soudainement devant une étagère et serrai mes doigts autour d’un serre-livre en métal rouillé qui me sembla soudainement plus beau que tout. Parce que je voyais parfaitement là où il fallait que je le place, dans ma nouvelle œuvre – farfelue, cette œuvre, selon l’expression de ma meilleure amie. J’ouvris mon cabas, glissai ma découverte à l’intérieure tandis que le rire de Carolyn parvenait déjà à mes oreilles.

« Tu es vraiment bizarre… » souffla-t-elle avec un sourire. Je me tournai vers elle, lui montrai ma langue, puis haussai simplement les épaules. « Je sais. » Je pouvais bien lui concéder ça. D’ailleurs, si bizarre signifiait être à l'aise avec son corps – ses atouts comme ses complexes – penser librement et ne pas s’arrêter sur ce que les gens pensaient de moi, alors j’étais d’accord. J’étais définitivement bizarre.

« Bon, alors. Qu’est-ce que tu as décidé ? » Voilà qu’elle changeait de sujet. Je me tournai vers elle, eus un mouvement de tête hésitant, ouvris la bouche, la refermai presque aussitôt. Je devinais à quoi elle faisait allusion. Trois jours plus tôt, alors que je quittais une salle de cours – de photographie, précisément – mon professeur m’avait demandé de m’attarder jusqu’à ce que tous les élèves soient sortis. J’avais attendu patiemment, m’attendant à me faire sermonner car j’avais rendu, pour mon dernier travail, des clichés qui divisaient les avis. Cependant, il ne les mentionna pas. A la place, il m’avait demandé si j’avais un travail en dehors de mes études, à quoi j’avais répondu par la négative. Mes parents subvenaient entièrement à mes besoins et, s’ils ne roulaient certainement pas sur l’or et ne dansaient pas nus au milieu des billets de banque, ils avaient suffisamment pour que je puisse me concentrer exclusivement sur mes études. C’est alors qu’il me proposa un poste d’assistante. Son assistance. Si cela m’aurait emplie de fierté, si, en temps normal, j’aurais sauté sur l’occasion en un instant, cette fois, j’hésitais. J’hésitais et je ne comprenais pas pourquoi.

« A ta place, je ferais pas tant de manières. C’est carrément le plus beau prof de tout le campus. » Pourquoi cela m’étonnait-il ? Avait-elle encore subi un énième coup de foudre ? Je souris à l’idée. Comme en maternelle, amoureuse de son enseignant. Certes, j’admettais sans peine qu’elle avait raison. Et, tandis que les traits de notre professeur se peignaient dans mon esprit, je ressentis à nouveau ce pincement au cœur. Que je  balayai fiévreusement cette fois. Au diable. J’avais envie de cette opportunité. « Je vais le faire. »