Elle est née deux ans après son demi-frère, Solal. Ils ne sont pas une famille recomposé, comment voulez-vous vous recréer une famille en l'espace de deux ans. Non ils sont le fruit d'un seul homme, qui s'était partagé entre deux vies. M. Bradford, c'est le père de Solal, et aussi celui de Romane, mais elle ne porte pas son nom, elle porte celui de sa mère. M. Bradford, était un fripon, un brigand, comme on disait autrefois. De nos jours on utilise le terme mafieux. Homme à femme, coureur de jupon, c'est le moins que l'on puisse dire, puisque seulement deux ans après la naissance de son premier enfant, voilà qu'il enfantait déjà une autre femme, sa maîtresse. Et qui sait, cette relation avait peut-être débuté avant. Romane a souvent répété à sa mère de mettre fin à ce manège. Pour elle, M. Bradford n'était un père, c'était juste un homme marié, et déjà père, qui prenait sa mère pour sa maîtresse. Elle savait bien qu'il était son véritable père, son père biologique, sa mère ne lui a jamais menti là dessus, mais elle ne le voyait pas comme tel. Elle a toujours été extrêmement réticente à son sujet. De son côté, il ne semblait pas s'intéresser non plus à elle. C'est à dire que puisqu'elle ne faisait aucun effort pour l'intégrer, il n'avait pas envie de faire des efforts non plus. Et puis ce n'était pas évident, il voulait bien avoir une maîtresse, mais avoir un autre enfant, une fille cachée, une deuxième famille... C'était trop pour lui, il ne pouvait pas assumer. Romane était sûre qu'il allait finir par quitter sa mère, qu'il ne venait lui rendre visite que pour les plaisirs de la chair. Mais elle s'était trompé, elle se trompât. Il revint, et au fil des années, de plus en plus souvent. Tant et si bien qu'elle s'était habituée à sa présence. Ils ne devinrent jamais proches, mais au moins chacun acceptait la présence de l'autre. De toutes manières c'était trop tard pour M. Bradford quand il fut prêt, prêt à aimer Romie, prêt à élever Romie. Elle était déjà grande, elle était déjà forte, elle était déjà presque femme. Il aurait voulu élever une petite fille, mais elle ne l'était plus. Elle était une adolescente, qui ne voulait pas de l'autorité soudaine d'un père qui n'avait jamais été là. Ils se sont manqué. Romane n'en veut pas à la vie, c'est ainsi, il y a des choses beaucoup plus graves, il y a la guerre en Syrie. Et puis ils atteignirent l'apogée, M. Bradford quitta définitivement sa femme, pour Mme Rosendale. Mme Rosendale était coiffeuse, Romie a toujours adoré aller dans le salon de sa mère, ne serait-ce que de passer devant, dans la rue, de sentir ses odeurs de produits. Encore aujourd'hui elle s’enivre quand elle passe devant un salon de coiffure, cela lui rappelle tellement sa mère, son enfance, toutes les années qu'elle a passé entourée de ces produits, de leurs odeurs, de la chaleur du matériel, du bruit des appareils. C'est sa madeleine de Proust, vertigineusement délicieuse et exquise. Elle apprit pour ses demi-frères, Solal donc, et Teddy, de deux ans son cadet. Solal est distant, il n'est pas haineux envers elle, c'est déjà ça, mais elle aimerait le percer, aller voir ce qu'il y a à l'intérieur, le rencontrer. S'il est si refermé, c'est qu'il n'a plus d'amour à donner, c'est que la vie, et la mort, les deux, de toutes manières elles sont sœurs, le lui en ont trop pris. Avec Teddy c'est plus différent, c'est plus facile, mais par la même, c'est peut-être moins intéressant aussi. Il semble plus ouvert d'esprit, et plus curieux. Il est plus jeune qu'elle, il l'impressionne moins, il y a de cela aussi. Lui aussi semble avoir une certaine rancœur, une grande rancœur. On ne saurait dire si Romie croit en eux deux, ou si elle a le narcissisme de croire que son arrivée arrangera les choses. Elle ne peut pas changer le monde, elle pense au moins pouvoir changer sa famille, c'est ce qu'elle pense, en oubliant qu'elle n'appartient pas à cette famille là. Si M. Bradford s'est glissé dans sa famille à elle comme la peste, elle n'a pas hérité de cette délicatesse et entre dans la leur comme un boulet de canon. En croyant bien faire ? Oui, peut-être, mais la noblesse de l'âme ne fait pas tout.