Il y a de l’argent, il y a des armes et de la poudre blanche dans des sachets, sur la table. Assis sur une chaise, je bois du jus d’orange en secouant mes petites jambes, essayant de suivre des conversations trop compliquées pour moi. « Hé William, quand c’est que tu mets de l’alcool dans ses biberons ? Ton fils sera un dur, comme son père … » Le dénommé William tourne les yeux vers moi et je lui souris de toutes mes dents, avec toute la tendresse dont je suis capable. Il fronce les sourcils. « Va te faire foutre, mon fils fera ce qu’il voudra. » J’adore mon père. Je lui ai un jour dit que je voudrais faire des photos du monde entier et de la lune et des martiens. « Tu veux être photographe, donc ? » il m’a demandé en riant. J’ai secoué la tête et j’ai dit que je voulais faire des photos du monde entier et de la lune et des martiens. Et que je ne savais pas ce que c'était, un photographe. Il a encore ri, m’a ébouriffé les cheveux et m’a dit de faire de mon mieux pour y arriver. Je grandis dans cette maison trop grande, dans laquelle je croise rarement des gens de ma famille. Il y a plus d’étrangers qui s’invitent avec leurs flingues cachés sous leurs manteaux que de personnes que j’aime. Je ne comprends pas encore à qui j’ai à faire, ni quelle elle est l’ampleur de la situation. Fils de mafieux, je ne manque de rien et j’obtiens tout ce que je veux. Or, contrairement à mon petit frère, je ne demande jamais rien. Je ne veux rien. Mon frère qui naît cinq ans après moi et qui se revendique roi du monde à partir du moment où il commence à parler. Et c’est là que je comprends qui est la famille Bradford. J’ai peur d’en parler à mon père, mais celui-ci est l’Homme le plus gentil du monde … Pour ses enfants, en tout cas. Lorsqu’enfin je lui fais part de mes doutes, il répond avec une sincérité touchante que je dois mener l’existence que je veux, et qu’il sera fier de moi quoi qu’il arrive. Ma mère est plus dure que lui, je ne l'aime pas beaucoup.

Si ma mère s’y oppose, mon père m’encourage et se montre ravi de me payer l’école de photographie la plus chère de Grande-Bretagne, après m’avoir fait au préalable promettre d’aller jusqu’au bout de  mon rêve. Ma mère aurait voulu que je devienne avocat, médecin ou astronaute. « Qu’est-ce que tu veux qu’il aille faire chier les martiens ? » s’exclame mon père, qui ajoute d’un air choqué que les femmes ne devraient pas avoir le droit de donner leur avis. J’éclate de rire, même si ce n’est pas très gentil pour ma mère. Je débute donc des études de photographie qui me passionnent. J’apprends à voir le monde de façon différente, à rendre beau l’univers dans lequel je vis. Je gagne plusieurs concours, et à la sortie de l’école j’obtiens immédiatement un poste dans une agence de mannequin. Mais ça ne me suffit pas, je ne veux pas seulement photographier des gens pour des vêtements ou du maquillage. Ce n’est pas seulement ça qui me plaise dans la photographie. Moi ce que je veux, c’est capturer des instants, des regards, des sentiments. Ce couple qui s’embrasse sous la pluie, cette gamine qui court avec son ballon, ce garçon qui sourit mais qui a l’air triste, cet homme avec son journal qui, derrière son apparence fermée et stricte, cache une solitude terrible. Toutes ces choses qui font battre mon cœur et le cœur des gens, qui donnent des frissons. A l’âge de vingt-cinq ans, j’inaugure ma propre galerie en centre-ville où j’expose régulièrement mes nouvelles photos et qui sert de lieu de réunion à qui veut la louer. Bref, j’aurais pu devenir médecin, avocat ou astronaute, mais jamais je me serais autant épanoui dans ma vie. Si on m’avait dit qu’un jour je serais heureux de me lever pour aller travailler, je ne l’aurais pas cru. Et puis ma mère a quand même dit que mes photos étaient pas mal, ce n’est pas rien. Mon frère ne dit rien, mais je pense qu'il aime bien aussi.

J’ai une amie d’enfance qui a découvert assez jeune qu’elle était atteinte d’une maladie incurable. C’est sans doute la fille la plus courageuse que je connaisse. Elle ne se plaint jamais, fait passer les problèmes des autres avant les siens. Je me suis rapidement pris d’affection pour elle et l’ai soutenue en toutes circonstances. Elle accepte de se reposer sur moi de temps à autre, de craquer, de se laisser aller aux larmes. Elle n’a pas honte et moi non plus, c’est humain. Elle a peur, et sa peur me gagne peu à peu. Personne ne sait quand ce joli sourire disparaîtra et l’idée même de ne plus jamais pouvoir la regarder, entendre sa voix cristalline me donne la nausée. Je m’efforce malgré tout de ne pas flancher car c’est elle qui a besoin d’avoir quelqu’un de solide à ses côtés, pas moi. « Est-ce qu’il y a quelque chose que tu voudrais avoir ou faire de particulier ? » je lui demande pour l’anniversaire de ses dix-neuf ans. Elle rougit et se mord la lèvre, ostensiblement gênée. « Et bien … » Elle n’ose pas le dire et je trouve ça adorable, même si j’ai une petite idée de ce à quoi elle pense. « Dis-le moi. » J’insiste d’une voix douce. « J’aimerais me marier ! » elle lance en croisant ses bras derrière son dos. J’écarquille les yeux : en fait je n’avais pas la moindre idée de ce qu’elle voulait. J’hésite quelques instants et acquiesce, je comprends tout à fait qu’elle veuille connaître ce que toutes les femmes appellent « le plus beau jour de leur vie. » Nous en parlons à nos familles qui nous aident à organiser le mariage le plus somptueux dont elle puisse rêver. Elle décède l’année suivante, elle semble heureuse et apaisée. Je ne crois pas en Dieu, mais j’espère qu’un paradis existe pour cet ange tombé du ciel, qui mérite le bonheur éternel. Quant à moi, je me prends une grande claque dans la gueule, parce que je me retrouve soudain beaucoup trop seul.

Notre père mène une double-vie. Quand je l’apprends, c’est un nouveau coup de poignard dans le dos. Mais bien vite, j’apprends à le pardonner comme il m’a toujours tout pardonné et je crois que je comprends même ce qu’il ressent. Dans les bras de cette femme, il se sent vivant. Nos parents se séparent et je me rapproche enfin de mon frère qui a besoin d’une figure stable et présente, dans cette histoire. Lui qui idolâtrait notre père se sent perdu et trahi, et lui aussi je peux le comprendre. Notre père ramène dans son sillage une demi-sœur dont on n’a jamais entendu parler, Romane Rosendale. Jolie, caractérielle, elle n’est pas la fille de notre père pour rien. Au début, j’ai du mal à la considérer comme étant de mon sang. Le temps passant, j’apprends à accepter ces changements brutaux. De toute façon, je vole de mes propres ailes et je ne la côtois pas au quotidien. Concernant mes histoires d’amour, c’est d’un calme plat. Depuis que mon amie est décédée, quelque chose s’est brisé en moi. Je n’arrive plus à aimer, les femmes me semblent trop fragiles. J’ai une relation avec un homme pour la première fois de ma vie, avec Fox, un ami de mon frère. Beau garçon, intéressant, un peu trop jeune. J’apprécie sa compagnie mais le manque de sentiment est là, et nous n’allons pas plus loin. J’ai bientôt trente ans, le temps passe vite et ça me fait peur. J’aimerais avoir quelqu’un à mes côtés, quelqu’un à aimer et protéger, j’aimerais avoir des gosses qui courent dans le jardin et pas seulement de chat qui dorment sur mon oreiller toutes les nuits. Ben et Laden sont gentils, mais ils ne sont pas suffisants. Oui je me sens seul, et oui je suis prêt à passer un cap de ma vie. Bientôt j’aurai trente ans, et je ne serai plus un enfant.